Maudite Neuvième : Partie 3
Mercredi 4 Juillet 1906 – 20h43
Les cauchemars ont disparu. Je n’entends plus que ma musique. J’ose enfin entrevoir un avenir qui ne serait que joie et bonheur, succès et sérénité.
Tout pourrait être parfait, si seulement ma petite Marie cessait de tomber malade. Cette enfant est dotée d’une constitution d’une incroyable fragilité. Heureusement que sa force mentale, héritée de son père, est capable de surmonter toutes les épreuves. Elle me réclame tous les soirs et me demande de la musique avant de dormir. Pour chasser les monstres… Je suis impressionné par l’imagination débordante dont elle fait preuve.
Alma est très occupée par les soins pour Marie. Ce qui me laisse tout le loisir de travailler comme il faut. Je passe le plus clair de mes journées à noircir les partitions, sous le regard vigilant de mon crapaud porte-bonheur, et j’approche de la fin de mon prochain morceau.
Après les précieuses recommandations de ce merveilleux médium, il ne m’a pas fallu longtemps avant de comprendre comment contourner la malédiction.
La solution m’a été offerte sur un plateau : Das Lied von der Erde. Le chant de la Terre…
Merci, mon cher Ludwig.
En lieu et place d’une symphonie, j’ai commencé un magnifique Lied que je dédierai à mon ami d’outre-tombe. Quand il sera fini, je pourrais reprendre le cours de mes travaux. J’ai déjà des idées pour une vingtaine de compositions.
Adieu Beethoven. Adieu Mozart.
Je vais devenir le plus grand musicien de tous les temps.
Lundi 15 Avril 1907 – 9h27
Seigneur, je ne comprends plus rien. Voilà une heure que je suis assis à mon bureau, complètement perdu. Mon regard dévie invariablement sur le petit crapaud de cristal, cet ange gardien qui m’a préservé du mal pendant de longs mois, qui m’a redonné le goût de vivre, de composer, d’aimer. Ce n’est tout simplement pas possible. Et pourtant, dès que j’ai aperçu la première page du journal, je l’ai reconnu. Mon sauveur. L’homme à qui je dois la vie. Jeté en pâture tel un vulgaire bandit, un vaurien.
L’escroc enfin sous les verrous.
Non, je refuse d’y croire.
Je suis la preuve que cet homme n’est pas un charlatan, comme ils disent. Sans lui, jamais je n’aurais pu écrire mon Lied… Mon astucieuse Neuvième…
Et pourtant, les preuves sont accablantes.
Comment alors ? Comment expliquer que ça m’ait laissé tranquille ? Que ça ne soit pas venu réclamer son dû ? Que mes nuits soient plus sereines que jamais ? C’est forcément un coup monté.
Et pourtant, il a avoué.
Je ne comprends plus rien, mais peu importe. Peu importe les accusations. Peu importe les preuves. Peu importe les aveux. Je sais ce que j’ai vu, je sais ce que j’ai vécu. Je ne retomberai plus dans la peur.
J’ai terminé mon Lied. Je vais bientôt achever, puis jouer ma Dixième. Ensuite, je composerai la Onzième et toutes les autres. Je leur montrerai à tous que je ne me laisse pas impressionner si facilement.
Je ne cesse de le répéter depuis le début : je ne suis pas superstitieux !
Vendredi 12 Juillet 1907 – 2h16
Ce soir, on jouait ma Dixième pour la première fois à l’Opéra Garnier. Ça aurait dû être un triomphe. Peut-être que ça l’a été. Je ne sais même pas et je m’en contrefiche. À peine le rideau s’était-il baissé que l’on est venu me chercher en urgence : Marie, mon enfant chérie, était au plus mal. Je suis rentré en catastrophe, sans prendre le temps de saluer ni de me changer.
Lorsque je suis arrivé à son chevet, j’ai été marqué par sa pâleur morbide et son petit corps chétif, inerte dans les draps. J’ai posé une main sur son front brûlant. Elle s’est agité sous mes doigts. Elle a ouvert ses yeux vitreux, me transperçant de son regard enfiévré.
— Ça approche, Papa. Je l’entends… C’est en colère…
Son murmure m’a fait l’effet d’une gifle. La pièce s’est mise à tourner. Je me suis effondré au sol, paralysé par une vague de tremblements.
C’est à ce moment là que j’ai compris. La malédiction n’a jamais disparu. Un hurlement bestial s’est échappé de ma gorge. Quand Alma est accourue pour m’aider à me relever, je n’ai pas osé l’affronter. J’avais tellement honte. J’ai à peine eu la force de lui demander pardon avant d’échapper à son emprise pour m’enfermer dans mon bureau.
Elle a frappé de longues minutes à la porte. Je lui ai crié de partir, de prendre Marie avec elle pour se réfugier chez Oscar. Elles seraient en sécurité avec lui. Au début, elle n’a rien voulu savoir. Elle a pensé me calmer en me préparant une tisane, mais j’ai refusé d’ouvrir. J’ai perçu l’écho métallique du plateau qu’elle a posé au sol. Puis ses pas se sont éloignés.
Elles sont parties quelques minutes plus tard. Je les ai vu par la fenêtre. J’ai cru qu’Alma allait se retourner avant de monter dans la calèche. Elle s’est raidit, semblant hésiter un instant, puis ses épaules se sont relâchées et elle s’est installée à côté de Marie, bien emmitouflée dans des couvertures chaudes.
J’enrage de devoir les chasser ainsi. Mais je ne peux pas prendre le risque de les mettre en danger. Quand leur véhicule a disparu dans la nuit, une douleur sourde s’est emparée de moi. De rage, j’ai attrapé le crapaud porte-malheur pour le jeter violemment à travers la pièce. Le cristal s’est pulvérisé contre le mur dans un craquement sinistre.
Maintenant que je suis seul, j’ai ouvert la porte afin de récupérer la tasse de tisane, amoureusement préparée par ma femme. Le breuvage est encore chaud. Je prie pour qu’il apaise mes nerfs.
Je n’ose plus bouger. Les oreilles à l’affût du moindre son. Je sursaute à chaque grincement, à chaque sifflement, à chaque claquement.
J’attends le frottement inéluctable de la fin qui approche.
Je suis terrassé par la peur mais je ne peux plus reculer.
Je dois sauver ma fille.
Vendredi 12 Juillet 1907 – 23h13
C’est là. Je ne peux pas le voir. Mais je sais que c’est là.
Toute la journée, je l’ai entendu de plus en plus près. Inexorable. Ça s’est approché sans faiblir, en se délectant de ma détresse.
Dans un dernier acte désespéré, j’ai essayé de faire disparaître ma maudite Neuvième. Je me doutais que ce serait peine perdue. J’avais raison.
Je ne peux pas le voir, mais je sens que ça m’observe, tapi dans l’ombre.
Seul le tic-tac oppressant de la comtoise déchire le silence, égrenant le peu de temps qu’il me reste.
J’ai si froid à présent.
Une brise glaciale s’est engouffrée par la fenêtre que je n’ai pas eu la force de refermer depuis le départ d’Alma et Marie. À quoi bon. Ça ne va plus tarder à m’emporter dans les ténèbres.
Avec le peu de courage qui me restait, j’ai surmonté ma terreur le temps de m’emparer de mon petit pistolet, offert par Oscar. Serrée dans ma main tremblante, l’arme, toute neuve, est plus lourde que sa taille le laissait supposer. Aurais-je le cran de me défendre le moment venu ? Sans doute que non.
Non, je n’ai pas encore fini. Je dois demander pardon.
Pardon à Marie, pour l’avoir mise en danger sans le vouloir. J’ai été égoïste et présomptueux.
Pardon à Alma, pour lui avoir caché ma détresse. J’ai cru bien faire sur le moment mais maintenant je crains d’avoir commis la pire erreur de mon existence. J’aurais dû tout t’avouer, mon amour.
Pardon à Oscar d’avoir été un si piètre ami. Prends soin de ma famille, Vieux Frère, je te la confie.
Le souffle fétide de la mort s’abat sur moi alors qu’un frisson me parcourt l’échine.
J’ai encore tellement à dire. Laissez-moi un peu de temps…
C’est juste devant moi.
Je n’ai pas les mots pour exprimer ma frayeur.
Je prie le Seigneur de me pardonner ma faiblesse.
Je ne peux plus résister. Les ombres s’emparent de mon esprit.
Ma comtoise se met à vibrer, entamant son chant funèbre.
Il est minuit.
Malgré moi, je compte.
Un.
Deux.
Trois.
Quatre.
Cinq.
Six.
Sept.
Huit.
Neuf.
Adieu.
*
**
Alma dut se faire violence pour pénétrer à nouveau dans le bureau de son époux. Même s’il avait été évacué, la vision de son corps sans vie était encore imprimée sur sa rétine. Ce regard de fou ne la quitterait pas de sitôt. Elle craignait que les prochaines nuits soient bien difficiles. Heureusement qu’Oscar était là pour l’épauler. Elle lui lâcha la main quand l’inspecteur se tourna vers elle en refermant un petit carnet de cuir. Elle le reconnut. Il appartenait à Gustave. Son mari passait des heures à écrire ses moindres pensées. Rien de passionnant en général.
L’inspecteur la dévisagea de haut en bas. Elle savait l’effet qu’elle faisait sur les hommes, pourtant celui-ci semblait la regarder sans vraiment la voir. Avec un petit sourire, il lui demanda si son mari était droitier ou gaucher. Elle répondit mécaniquement qu’il écrivait de la main droite, mais qu’il était quasiment ambidextre, comme tout chef d’orchestre digne de ce nom. Il n’eut pas l’air de se satisfaire de sa réponse, mais ne renchérit pas. Elle n’aimait pas ses questions, ni son air narquois. Elle échangea un regard avec Oscar alors que l’inspecteur se tournait vers la comtoise. Tout va bien se passer, lui faisait-il comprendre, tandis que le policier s’acharnait sur l’horloge. Leur échange silencieux fut interrompu par le fouineur qui poussa un petit cri jubilatoire.
— J’ai retrouvé la balle, figurez-vous qu’elle était fichée en plein dans le neuf.
— Toutes mes condoléances, Madame.
Enfin seule, dans la grande maison vide, Alma retourna pour la dernière fois dans le bureau de son défunt mari. Le petit carnet de cuir était posé en évidence à côté de la tasse vide. Elle s’en empara avec émotion et le serra fort contre son cœur.Une nouvelle vie l’attendait.
FIN
« Petite Marie »… non je ne chanterai pas. « Et pourtant » oui oui y a un amour des pouuuurtant, sauf que, pour le coup le trio est gagnant et booste la dynamique du paragraphe. Oooh le « sauver ma fille » est poignant. Ahah qui aime les questions d’un inspecteur ?
Pas mal du tout. C’est court, mais c’était bien intense. J’ai bien aimé ! ♥