Maudite Neuvième : Partie 1

 

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Anne – Solo

 Le cadavre, à moitié affalé dans son fauteuil de velours pourpre, perturbait l’inspecteur. L’officier de police chevronné avait pourtant l’habitude des scènes macabres. Il ne se formalisa ni des cris éplorés de l’épouse, ni de l’odeur prégnante du sang. Pourtant, malgré tout son professionnalisme, il ne put empêcher un frisson glacé de lui parcourir l’échine alors qu’il croisait le regard du mort : deux grands yeux noirs, exorbités par une terreur sans commune mesure. On aurait dit que l’homme avait croisé le Diable. Par réflexe, l’inspecteur se signa avant de commencer un examen plus approfondi de la scène de crime.  La pièce avait été fermée à clé de l’intérieur et il avait fallu pas moins de trois hommes pour défoncer la lourde porte de chêne. Par la grande fenêtre ouverte, la lumière pâle du soleil levant dissipait petit à petit les ombres. Un large piano à queue, des partitions qui voletaient sous la légère brise du matin, il ne faisait aucun doute que le mort était féru de musique. D’après l’adjoint de l’inspecteur, il s’agissait même d’un grand compositeur, chef d’orchestre principal de l’Opéra Garnier. L’officier resta de marbre, les artistes l’impressionnaient peu et il n’y entendait rien en musique classique.

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Il s’approcha du cadavre toujours assis à son bureau. Si l’on omettait les traces de sang séché le long de son visage et le pistolet dans sa main gauche, on aurait pu croire l’homme perdu dans une transe créative. Derrière lui, une imposante cheminée s’ouvrait telle une bouche des Enfers prête à l’emporter dans les ténèbres.

Pour un œil extérieur, l’inspecteur paraissait calme et serein, presque nonchalant. Pourtant, son esprit vif enregistrait chaque détail de la scène. Son regard papillonnait d’un élément à l’autre : de la petite tasse à thé en porcelaine blanche, ourlée de délicates feuilles de lierre, au livre posé de travers qui déséquilibrait la symétrie de la petite bibliothèque. Apologie de Socrate, lisait-on sur la couverture. Un musicien-philosophe, voilà qui n’était pas banal.

Du coin de l’œil, l’officier nota avec amusement l’embarras de ses agents. Ils attendaient qu’il parle, qu’il les dirige, or pour le moment, il avait seulement besoin de s’imprégner des lieux pour mieux comprendre la personnalité de la victime.

Un silence gêné régnait dans la pièce maintenant que l’épouse avait été éloignée. Sur la droite du bureau, la comtoise, muette de chagrin, semblait se recueillir sur les restes de son défunt propriétaire. À moins que cet étourdi n’ait oublié de la remonter avant d’en finir.

L’inspecteur continua son exploration minutieuse. Il leva la tête vers le grand tableau sur la cheminée, représentant une femme de l’antiquité romaine. Le menton haut, le regard fier, Agrippine La Jeune défiait le cadavre qui reposait à ses pieds.

Étonné, l’officier remarqua des cendres fraîches au milieu de l’âtre. Quoi de plus suspect qu’un feu de cheminée en plein été ? Au vu du morceau de papier qui dépassait, c’étaient des partitions que l’on avait brûlées… Il fut interrompu dans ses réflexions par un craquement de verre écrasé. Un agent venait de piétiner un petit objet en cristal à moitié brisé. D’après la marque sur le mur, l’objet en question avait été jeté à pleine force à travers la pièce, avant de terminer sa course en miette, puis d’être pulvérisé par la semelle d’un gendarme peu scrupuleux dans ses attentions.

D’un sévère froncement de sourcils, l’inspecteur rabroua son collègue avant de reprendre sa minutieuse besogne. Il ramassa un article de journal, tombé au pied du cadavre. Le compositeur farfelu avait entouré en rouge la photo d’un homme aux paupières tombantes et à la fine moustache brune. L’escroc enfin sous les verrous, lisait-on en tête de page. La plupart du texte était noyé sous des gribouillis frénétiques à peine déchiffrables. Le policier hésitait entre des chiffres neuf et des points d’interrogation. Il tendit négligemment l’article à l’un de ses sous-fifres qui se précipita à sa rescousse, espérant faire bonne impression.

Il ne s’attarda pas sur le cadavre, la cause du décès laissait peu de place au doute. La balle avait perforé la boîte crânienne au niveau de la tempe gauche, pour ressortir de l’autre côté. Il nota juste de ne pas oublier de la rechercher plus tard. Au lieu de perdre son temps avec des évidences, l’inspecteur préféra se concentrer sur le bureau en acajou massif, se faisant par ailleurs la réflexion que celui-ci était particulièrement dépouillé pour un homme de ce rang.

En dehors du carnet ouvert qui l’avait intrigué dès son arrivée, le seul élément notable était le petit cadre posé à côté de la tasse à thé vide. À l’intérieur, une photographie représentait la jolie petite famille : le mort, à l’époque bien vivant, son épouse et une fillette au teint pâle et au regard mutin. L’officier plissa légèrement les yeux pour essayer d’atténuer un défaut étrange sur le cliché, une tâche sombre qui semblait flotter autour de l’homme. Ces nouvelles technologies étaient décidément peu fiables. Rien ne remplacerait jamais un bon coup de crayon.

Après avoir tourné autour du pot pendant de longues minutes avec le plaisir certain d’être parvenu à asticoter ses agents impatients comme tous les jeunes gens de l’époque, l’inspecteur dirigea enfin toute son attention sur le carnet de cuir posé devant le cadavre. À première vue, il s’agissait d’une sorte de journal intime et le stylo, toujours serré entre les doigts crispés par la rigor mortis, témoignait que l’homme avait passé ses derniers instants à en noircir les pages.

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Intérieurement exalté par cette trouvaille, l’officier s’en empara avec toute la délicatesse due à sa fonction. Sous son visage impassible, il brûlait d’envie de se plonger dans les méandres d’un esprit aux portes de la mort et dans son empressement, il manqua de s’asseoir sur les genoux du malheureux décédé. Par chance il se reprit de justesse et s’installa confortablement sur la méridienne placée sous la fenêtre, profitant ainsi de la lueur dorée du jour naissant.

Avec une excitation presque enfantine, il se mit à tourner les pages du carnet pour reprendre l’histoire depuis le début.

Lundi 26 Mars 1906 – 23h40

Je viens de passer l’un des dîners les plus ennuyeux de mon existence. J’en suis terriblement désolé pour ma douce Alma. Je sais qu’elle attendait cet événement depuis longtemps et j’avoue que moi aussi, je m’en faisais une joie, jusqu’à ce que nos invités arrivent. Tous ces grands notables, qui hier encore nous méprisaient, ne cessent plus de courber l’échine maintenant que ma Huitième a connu un succès retentissant. Celui qui à leurs yeux n’était qu’un pauvre petit chef d’orchestre sans avenir est devenu, du jour au lendemain, l’un des plus grands artistes de sa génération, comme le clament les journaux. Heureusement que malgré tous ces honneurs, je sais rester humble. Il est si facile de perdre la tête lorsqu’on nous répète à longueur de temps que nous sommes un être exceptionnel, doué d’un talent sans pareil. Quelles fadaises ! Au moindre échec, je vais très vite redevenir simplement le brave Gustave, ce petit chef d’orchestre sans intérêt.

Pour tromper mon ennui, j’ai passé l’essentiel du repas à observer les convives pendant qu’Alma, ma tendre Alma, menait la conversation avec l’esprit vif de n’importe quelle hôtesse de grande qualité. Je n’ai pas été dupe des regards lubriques que ces vieilles badernes posaient sur elle. L’envie et la jalousie, qui régnaient autour de la table, étaient à couper au couteau. J’ai eu un mal fou à masquer le dégoût que ces gens m’inspirent, même si je pense avoir réussi à donner le change.

Heureusement qu’Oscar était là. Mon seul véritable allié ce soir avec Alma. Ses petits sourires en coin résonnaient avec mes exaspérations. Nous nous connaissons depuis tant d’années que nous avons acquis la capacité de communiquer d’un simple regard. C’est d’ailleurs lui qui a proposé de rendre hommage au grand Ludwig pour me faire plaisir. Il connaît ma passion pour la musique de Beethoven et, en ce jour anniversaire de sa mort, il était impensable pour moi de ne pas me recueillir quelques instants.

Après une minute de silence, parfaitement respectée par mes invités déplaisants mais courtois, le préfet de Paris nous gratifia d’une puissante diatribe sur la virtuosité du compositeur allemand. D’humeur sombre, j’étais déjà prêt à entendre les grandes platitudes rabâchées dans les salons des élites par des perroquets sans cervelle.

Je suis sans doute un peu sévère. Alma me reproche souvent ma trop grande intransigeance, mais il n’y a qu’un vrai musicien qui puisse comprendre l’ampleur du génie de Beethoven. Le préfet de police, tout mélomane qu’il soit, n’est qu’un magistrat. Comment a-t-il la prétention de croire que les subtilités d’un compositeur aussi talentueux que le grand Ludwig puissent lui être accessibles ?

Malgré tout, l’homme m’a surpris avec une anecdote étonnante : Beethoven nous a quitté après avoir composé sa neuvième symphonie. J’avais oublié ce fait qui, soyons sincère, a pour moi peu d’importance par rapport à l’œuvre magistrale qu’il nous a laissé en héritage. Or, toujours d’après le préfet, il ne serait pas le seul dans ce cas. Schubert, Bruckner et tout récemment Dvorak auraient tous succombé à une prétendue malédiction de la Neuvième…

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Tous les regards se sont alors tournés vers moi dans un silence gêné, heureusement brisé par Oscar, qui a déclaré en riant :

— Attention à toi, Vieux Frère ! Tu viens de terminer ta Huitième… Tu es le prochain sur la liste.

Je lui ai répondu en levant mon verre, un large sourire sur le visage. Par chance, je ne suis pas superstitieux. Ma douce Alma, en revanche, a pâli d’un coup. Elle lançait des regards affolés entre Oscar et moi, et malgré les excuses de mon ami qui lui assura qu’il plaisantait, ma femme garda une expression contrariée pendant le reste du diner.

Il se fait tard d’ailleurs, je ferais mieux d’aller la rejoindre.

Voilà qui est curieux…

Je suis sans doute plus fatigué que je ne le pensais. Il est à présent minuit, mais je suis pourtant prêt à jurer que ma comtoise n’a sonné que neuf coups.

Dimanche 6 Mai 1906 – 22h14

Je viens de me disputer avec Alma. Cela fait plusieurs jours déjà qu’elle me lance innocemment des petites remarques piquantes au détour de chaque conversation. Elle m’accuse de ne pas avoir encore commencé à travailler sur ma neuvième symphonie. Des reproches alimentés par son prétendu sacrifice. Oui, j’ai peut-être été égoïste quand je lui ai demandé de m’épouser à condition qu’elle cesse de composer. Mais j’avais besoin de son soutien total pour me seconder pleinement dans ma carrière. Nous étions si amoureux, comment imaginer que ce choix ait pu lui être difficile ? Elle me l’a pourtant jeté au visage, ce soir.

— À quoi a servi mon renoncement, si tu ne daignes pas travailler ? As-tu oublié la chance que tu as ? Comment oses-tu ?

Plus que ses paroles, c’est l’amertume de son ton qui m’a le plus choqué. Elle m’a tellement blessé que je me suis emporté comme jamais. Je ne suis pas fier de la façon dont je l’ai traitée ce soir, même si elle m’a poussé à bout. Mais comment lui dire ? Comment lui expliquer ce que moi-même j’ai encore du mal à saisir ?

Depuis le dîner funeste que nous avons organisé il y a quelques semaines, une sensation étrange me tord les boyaux à chaque fois que j’essaye de travailler sur ma prochaine composition. Un malaise remonte du fond de mes entrailles et j’entends la voix rauque d’Oscar résonner comme un glas sinistre.

Tu es le prochain sur la liste.

Je ne suis pas superstitieux pourtant…

Comment avouer à ma femme que depuis ce jour, ce satané neuf me suit à la trace ? Au départ, je n’ai pas voulu y prêter attention. Une simple coïncidence, me disais-je pour me rassurer. La coïncidence est devenue tellement récurrente que la simple vue de ce chiffre maudit me donne des sueurs froides. J’ai beau me raisonner, rien n’y fait.

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Si je racontais cela à ma tendre épouse, elle me prendrait pour un fou, c’est certain.

Je dois impérativement me reprendre en main. Pour Alma et pour ma petite Marie, je ne céderai pas à la panique. Tout ceci est parfaitement ridicule, voyons. Comment un simple chiffre pourrait me blesser ?

Je ne suis pas superstitieux !

 

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2 Commentaires

  1. Fifi Roukine (@FRoukine)

    Tu nous fais voyager dans le temps ! Ce début pose bien l’intrigue et le décorum, hâte de suivre cette enquête (sans kette) 😀
    Pauvre Alma, son mari l’a obligée à arrêter sa carrière et il pige pas son amertume…d’autres temps, d’autres moeurs…quoique >< haha

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  2. Maritza oxx

    ♥_♥ le début m’a happée, attention à quelques répétitions et coquilles qui traînent 😛 tu aimes bien les pourtant xD 6 en tout. Bon les mais ça vaaaa. Question histoire je rejoins le com de Fifi, on est dedans, le côté historique et réaliste.

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