Épisode 9 : Gage ou vérité
Laure a retrouvé sa confiance en elle.
Couverture réalisée par Fifi Roukine, source photo : RODNAE Productions
Laure décroche sa ceinture noire et fête sa réussite avec quelques condisciples dans un bar.
Laure exultait. Ils étaient trois dans le même état, alignés devant une commission de hauts gradés. Plus d’une décade, la moitié de son existence, qu’elle s’entraînait avec l’objectif d’atteindre ce moment, un premier accomplissement qui amorçait son futur.
Le geste précis à la lenteur rituelle, elle noua enfin la ceinture noire qu’elle méritait, puis s’inclina avec gratitude à l’instar de ses condisciples. Les jurés les félicitèrent et le public laissa éclater quelques applaudissements.
— Bravo ! la congratula Greg dès que la cérémonie se termina. Tu as été la plus impressionnante de maîtrise.
— C’est parce que j’ai commencé jeune, minauda-t-elle, ravie par le compliment. Merci beaucoup. Toi aussi, tu as cartonné.
Elle leva la main à la recherche d’un contact. Il lui en tapa cinq. Un bref impact duquel naquit pourtant l’étincelle qui réanima la bête tapie dans ses tripes. Celle dont l’appétit la harcelait à chaque fois qu’elle croisait ce colosse fait homme. Laure ne niait plus son désir ni sa frustration presque douloureuse à le savoir avec une autre. Qu’il soutienne son regard la torturait plus encore tant elle s’imaginait voir une flamme réciproque brûler dans ses yeux. Elle n’y contemplait peut-être que la joie d’avoir décroché la ceinture.
— Laure ! T’es la meilleure ! Bravo ! s’enthousiasma Justine qui lui bondit sur le dos.
— Super job, vous deux ! s’exclama Lukas en écho à Karim également venu les supporter.
— Mes félicitations ! Laure, Greg, vous pouvez être fiers de votre performance. J’ai eu plaisir à vous avoir comme élève.
— Un plaisir partagé, senseï.
La créature libidineuse éveillée un instant plus tôt en dévoya le sens. Laure s’empourpra aux souvenirs de ses leçons particulières, il lui avait beaucoup appris.
— On va boire un verre pour fêter ça ? proposa Karim, plutôt à l’adresse des mâles.
— Je me joindrais bien à vous, s’imposa Laure quand Greg opina du chef. Justine, tu viens aussi ?
— Désolée, j’ai rencard avec Yasin.
— Tu vas devoir assumer quatre gros buveurs de bières toute seule, plaisanta Lukas qui se tapota la bedaine en guise de preuve.
— J’ai participé aux fêtes estudiantines. Je sais tenir le change !
— Deux spéciales et t’es sur le cul, certain !
— Challenge accepté !
À la Chimay que commandait Lukas, Laure préférait l’Orval, une trappiste tout aussi forte à la saveur plus ronde ; la brune se laissait boire. Elle se concentrait d’ailleurs sur ce défi, trop tendue par la proximité de son voisin de table. Leurs cuisses se touchaient, un tourment pareil à un bûcher qu’elle comptait noyer dans l’alcool.
— Alors ce nouveau poste ? demanda Greg à Karim alors qu’ils parlaient tous boulot.
— J’ai signé vendredi. Me voici directeur de la division surgelé !
— Nous avons donc une réussite de plus à fêter ! Monsieur le Directeur !
Le senseï leva son verre en leur honneur. Laure joignit le sien aux autres dans un tintement joyeux. Avaler la moitié de sa bière à leur exemple lui fila un coup de fouet ; à ce rythme, l’ivresse s’acoquinerait bientôt au bonheur d’être gradée pour la désinhiber.
— T’as donc eu droit à une belle augmentation ? le questionna Laure.
— Une belle, oui ! Tant et si bien que ma femme a déjà commandé une cuisine sur-mesure !
— Si tu as besoin de conseils fiscaux, tu sais où me trouver, lui rappela Greg.
— Je crois que je vais vite prendre rendez-vous !
La conversation se prolongea sur les impôts et leur déclaration prévue le mois suivant. Bien qu’ils parlaient chiffres, Laure décrocha rapidement, encore trop peu concernée par leur réalité professionnelle. Elle alla donc chercher la tournée suivante.
Accoudée au bar, Laure s’interrogeait sur sa présence. Quitter la table la contrariait à plus d’un titre ; le soulagement qu’elle éprouvait à s’éloigner de Greg la dépouillait en retour de son allégresse. La bulle confortable dans laquelle elle se complaisait venait d’éclater. Un vide se creusait là où logeait la bête, ses griffes se cramponnaient à ses chairs pour ne pas y pas sombrer. Elle ne gagnait rien à s’infliger cette épreuve.
Son senseï surgit soudain à ses côtés et se pencha sur le zinc, ce qui la tira de ses pensées.
— Excusez-moi, mademoiselle. Pouvez-vous annuler la gueuze, s’il vous plaît.
La barmaid acquiesça.
— Tu pars ?
— Toujours aussi observatrice.
— Sarcasme ?
— Tu ne vois pas l’essentiel. Et tu ne poses pas les bonnes questions.
Laure fronça les sourcils, incertaine de saisir.
— C’est à cause de ça que tu as mis un terme à notre relation ?
— Oui. Cependant je ne parle pas de moi, mais de toi.
— Toujours aussi nébuleux, lui reprocha-t-elle au moment où la barmaid lui servait les bières.
— Puisque tu le dis, ricana-t-il avant de lui embrasser la tempe.
Le bar se bondait. Un brouhaha confondait les discussions, un bruit aussi confus que son esprit. Le décor commençait à se distordre, le sol à tanguer comme le pont d’un bateau. Ses interventions et ses doigts s’engourdissaient à chaque gorgée houblonnée. Or, bien qu’elle s’amusait davantage, plus Laure s’enivrait, plus elle alimentait le feu qui couvait en son ventre. Un creux en remplaçait un autre, la faim prenait le pas sur la raison.
L’ivresse la poussait à poser la main sur son voisin, d’abord sur la cuisse dont le quadriceps saillait à travers le jeans, puis la remonter vers la braguette. Karim et Lukas n’en remarqueraient rien. S’imaginer céder à cette pulsion suffisait à la liquéfier d’envie.
— Alors tu comptes continuer les cours avec Florian ? Laure ?
— Quoi ?
— Tu changes de club ou tu restes avec nous ? répéta Lukas, un ton plus fort.
— Je n’y ai pas encore songé. Ça dépend.
— Si ça peut te convaincre, J.-P. arrête, argumenta Karim.
— On l’a aidé à se décider en même temps ! grommela Lukas. Ce pauvre mytho…
Laure blêmit. Incapable d’encaisser son rejet, ce connard s’était vengé en coulisse. Ingurgiter quelques gorgées d’Orval lui rendit toutefois la contenance de l’ébriété. La fragilité d’un minable n’allait pas l’embarrasser.
— Il n’en valait pas la peine.
— Heureusement que tu n’as pas entendu ce qu’il inventait sur toi. Vraiment déplacé. Tan lui a cassé la gueule avant moi, pour dire, gronda Karim.
— Oui, il a explosé avec cette histoire de trio, renchérit Lukas.
— Les gars… intervint Greg, la voix aussi raide que le corps qu’elle frôlait. On va peut-être changer de sujet.
— Excuse-nous si ça te gêne. J’y ai pas réfléchi avant d’en parler.
— En fait, non. J’assume ce que j’ai fait avec eux. C’est J.-P. qui se tape la honte depuis.
Karim et Lukas la fixaient, les yeux écarquillés par la stupeur et la bouche arrondie sur trop de questions indiscrètes. Sa vision embrumée exagéra leurs traits ; ils ressemblaient à deux lémuriens dressés sur leur chaise à la manière de suricates. Laure gloussa, décomplexée.
— In vino veritas ! Des détails ! s’emballa Lukas dont les joues viraient au rouge tomate.
— Donnant-donnant. Une confession contre une autre !
— Une sorte de gage ou vérité ? Ça me va !
Son excitation grimpa de plusieurs crans. La créature tapie en elle sembla rugir au milieu des flammes qui la consumaient, une fébrilité qu’elle accueillit sans plus se soucier des apparences.
— Allez, on t’écoute. Qu’est-ce qui c’est vraiment passé avec J.-P. ? »
Lukas se trémoussait d’impatience, à peine s’il ne s’en frottait pas les mains. Karim affichait un air plus dégagé, l’oreille pourtant tendue. Quant à Greg, elle le sentait bouillir, assez nerveux pour tapoter le sol du pied.
— C’était le jour de la tempête de neige. Le hammam des femmes était hors fonction. Je me suis donc incrustée dans le vôtre… Et l’occasion a fait le larron.
Laure s’en lécha les babines, l’indice équivoque.
— Merde ! Je ne verrai plus jamais notre hammam de la même manière, s’indigna Karim, le timbre plutôt amusé.
— Et vous avez baisé ? s’enflamma Lukas après avoir vidé sa cinquième bière.
— Réponse au prochain tour !
— Hou ! La vilaine…
Laure se bidonnait à s’en tenir l’estomac. Si apprendre que Lukas fantasmait sur leur senseï la désopilait déjà tant elle en comprenait la raison, l’aveu de Karim l’ébouriffa. Le visualiser tout de latex vêtu aux ordres de sa femme détonnait avec le caractère un peu machiste qu’il se donnait en public. Cette révélation lui révélait la confiance qu’il lui accordait, un lien qui, au même titre que Lukas, amorçait une amitié.
— Gage ou vérité ? lança Karim à Greg, resté silencieux depuis le début de la partie.
— Je n’ai pas grand-chose à dire, grommela-t-il sur la défensive.
— C’est ce que disent ceux qui ont le plus à cacher, le taquina Lukas, empourpré par l’ivresse et les éclats de rire.
— Si tu ne crois pas pouvoir faire mieux que mon fétichisme, le gage risque d’être salé !
Le colosse de bronze croisa les bras, mal à l’aise. Ses biceps s’en gonflèrent, un grossissement que Laure ne caressa pas que des yeux. Le toucher l’incendia. Un soupir en exprima le plaisir tel un trop-plein de chaleur qui s’échappe d’une soupape.
Les muscles de Greg se crispaient sous sa paume quand elle prit conscience de son geste. Or, au lieu d’y renoncer, un sourire qu’elle voulait aguicheur affronta son regard vert agrandi par l’appréhension. Il était à croquer, une friandise dont le sucre se tenait à portée de lèvres. Elle en saliva. Laure se moquait désormais qu’il soit libre ou non ; sa proximité la mettait au supplice depuis leur arrivée, elle en devenait sorcière prête à l’envoûter en représailles. Elle ne voulait plus reculer, quand lui pouvait encore la repousser.
— J’ai un gage pour toi… Si tu ne crains pas de jouer le jeu, lui susurra-t-elle, pressée contre lui.
— Seulement si tu ne joues pas avec moi.
— Tu préfères embrasser Lukas ? s’inquiéta-t-elle alors que leur souffle se mêlaient.
Il lui cueillit la bouche. Elle y invita sa langue.
Laure le goûtait enfin. Sa saveur la chavira d’euphorie et dans son étreinte. Greg l’y enferma. Gourmande en sensations, elle lui entoura la nuque avec autant de convoitise ; la bête avide qui jubilait en son sein l’incitait à le dévorer sur place.
— Prenez une chambre ! leur balança Lukas.
— C’est pas trop tôt, ricana Karim.
Leurs interventions ne séparèrent que leurs lèvres. Elle se désespéra pourtant de cette distance.
— J’aimerais dormir avec toi, lui confia Greg, le timbre enroué de plaisir.
— J’en ai envie aussi.
Le taxi dans lequel elle s’était endormie les déposa au cœur d’un quartier résidentiel. Assommée par l’alcool, Laure s’accrocha à Greg et tituba sur les derniers mètres.
La petite maison ne se décorait que du nécessaire, une austérité qu’elle jugea néanmoins confortable quand ils passèrent devant de larges canapés. Alors qu’elle se voyait déjà s’y vautrer, il l’emmena dans la salle de bain.
— Il y a des brosses à dents neuves dans le placard du bas, lui indiqua-t-il. Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi.
Greg sortit et lui laissa son intimité.
Laure ne tenait plus debout lorsqu’elle gagna la chambre. À tel point que grimper sur le matelas représenta une épreuve. Parvenir à enfoncer la tête au milieu des coussins l’en récompensa. Bercée par le bruit de la douche, elle se grisa du musc masculin qui imprégnait les draps.
Son origine la rejoignit alors qu’elle somnolait. Un boxer moulait son entre-jambe ; même au repos, ses parties se devinaient imposantes. Greg s’allongea à ses côtés et lui déposa un sage baiser sur la joue.
— Bonne nuit, murmura-t-il.
Elle lui attrapa un bras pour qu’il l’enlace. Enveloppée de chaleur, le sommeil embruma ses dernières pensées.
— Bonne nuit.
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