Laure patientait en compagnie de Justine et Marjani, une copine de fac. La file d’attente diminuait vite devant elles. Les basses étouffées les ambiançaient déjà.

— Vous venez fêter la fin des exams, les filles ? les apostropha soudain un mec à l’arrière.

— De un, nous sommes des femmes. De deux, d’où tu nous adresses la parole ? rétorqua Justine.

— S’cuse, femme.

Son amie s’apprêtait à l’incendier quand le portier les invita à entrer. Laure lui agrippa aussitôt le bras et l’entraîna loin des problèmes.

— Sois pas aussi agressive. Ce type avait le droit de nous parler.

— Il était mignon en plus, intervint Marjani après avoir remercié l’hôtesse du vestiaire. Je crois que je l’ai déjà vu sur le campus.

— Ah oui ? T’aimes le style bourgeois ?

— Vous êtes impossibles, soupira Justine, privée de son argumentaire.

— Tu connais déjà mon penchant pour les blondinets, n’est-ce-pas ?

— C’était pas les roux ? la taquina Laure, juste pour le plaisir d’entendre son rire aussi exubérant que sa personnalité.

Elles partageaient le goût des équations et des hommes, leur amitié coulait de source. Marjani se démarquait des quelques matheuses qui fréquentaient le même cursus. Son esprit vif et expansif se greffait sur un corps sculptural que moulait ce soir une robe fuchsia. Partout où elle ondulait, brûlaient les passions. Laure ne pouvait pas rêver meilleure partenaire de chasse.

Des baffles gueulaient une électro commerciale dont chaque variation usait les stroboscopes. Si le fond de l’air sentait la sueur et l’alcool suri, une piste bondée garantissait néanmoins leur divertissement.

Les trois amies sirotaient un cocktail hors de prix à la saveur bas de gamme. Laure et Marjani comparaient les culs qui remuaient en rythme tandis que Justine s’évertuait à rembarrer ceux qui tentaient de se joindre à elles.

— En voilà un qui me plaît, tonitrua Laure afin de surpasser le tempo tapageur. Le maghrébin avec le t-shirt rouge sur la droite.

— Grand et musclé. Grave ton genre !

— Tu parles d’un cliché, la railla Justine.

— N’oublie pas que je frôle le mètre quatre-vingt.

Si elle confessait cette préférence, sa taille freinait aussi certains prétendants.

— Tu devrais aller danser près de lui, reprit Marjani. Moi, j’ai repéré mon petit bourgeois…

— Non, mais vous le faites exprès ou quoi ?

— On va quand même pas rester assises toute la nuit !

— J’estime que ce mec m’a manqué de respect et toi, tu veux te le faire.

— De un, je baise qui je veux, riposta Marjani dont l’énumération moquait les manières de Justine. De deux, d’où tu présumes mon objectif. Et de trois, parce que chez moi, y-a un trois et des fafiots, c’est Pi ! Détends-toi, bordel !

Elle quitta la table sur cette injonction. La foule s’écarta sur son passage comme sur celui d’une reine puis se referma sur elle, à l’image d’une bande de vautours sur une carcasse.

— Vous êtes dures avec moi.

— Tu exagères aussi. C’est l’histoire du garçon qui crie au loup.

— Et toi, tu nies tes soucis avec eux. Je suis toujours persuadée qu’il t’est arrivé un truc jeudi dernier. Et que c’est surtout à cause de ça que tu n’es pas venue à l’entraînement hier. Pas ta cheville…

Ce rappel lui sapa le moral que cette sortie devait distraire. Une angoisse qu’elle n’apprivoisait pas nécrosait peu à peu sa confiance. Elle s’en sentait idiote et devait lutter contre ce sentiment.

— Je gère, grogna-t-elle. Allons plutôt danser au lieu de nous prendre la tête.

Laure se trémoussait sur une cadence qui invoquait la transe. Au cœur des ténèbres où s’agitaient corps et faisceaux lumineux, les battements répétitifs lui emplissaient l’esprit, la traversaient de leurs vibrations et la décomplexaient. Elle s’en allégeait à chaque mouvement de bassin. L’énergie coulait à flot dans ses chairs.

Du coin de l’œil, elle observait Justine chalouper près du mec au t-shirt rouge qu’elle dédaignait plus tôt. Lui aussi n’avait d’yeux que pour elle. L’élégante combinaison noire qu’elle portait mettait ses courbes en valeur sans trop en dévoiler ; son amie dégageait une volupté des plus attirantes lorsqu’elle ne se hérissait pas de piques misandres. Bien que le type mignon lui passait sous le nez, la voir s’amuser avec un homme valait bien cette petite frustration.

La musique s’accéléra, les stroboscopes s’enclenchèrent à nouveau. Laure suivit la mesure. Elle hurla même la rengaine du tube en chœur avec l’assistance. L’enthousiasme virait à l’ivresse quand une main s’immisça sous sa jupe.

— Salope.

Ses cheveux se dressèrent de dégoût sur son crâne, elle se retourna pour fracasser le coupable. Malgré sa vivacité à réagir, elle ne sut qui corriger ; la succession de flashs découpait les gestes, l’enfoiré en avait profité. Incapable de l’identifier parmi les danseurs, Laure paniqua à défaut de pouvoir frapper sans retenue.

Tout sang-froid la déserta tandis que la peur la glaçait. Sa confiance se délita et la força à fuir la fosse aux loups. Elle en pleura presque de rage tant éprouver cette faiblesse l’humiliait.

— Je pars !

— Déjà ? s’étonna Justine dont le sourire fendait le visage jusqu’aux oreilles.

— Je ne me sens pas bien. Sans doute à cause du burrito… Mais reste.

Son amie hésita. Si son caractère la poussait à la raccompagner, un mec à séduire semblait la retenir. Laure ne pouvait pas lui en tenir rigueur.

— Ta copine a besoin de toi, l’incita pourtant son prétendant. Tu m’as dit où te trouver en semaine.

Justine opina du chef et se laissa embrasser la joue. La dépouiller de son flirt accentua sa honte, Laure se détestait à cet instant.

D’un signe, Marjani lui indiqua qu’elle prolongeait sa nuit avec le blondinet. Laure en recevrait sans doute les détails dans l’après-midi du lendemain, elle l’enviait un peu. Elle jalousait aussi sa force, celle qu’elle croyait détenir.

— Quelqu’un m’a touché, confia-t-elle à Justine au moment où elles pénétraient le calme relatif des vestiaires. J’ai pas su me défendre.

Son amie l’enlaça aussitôt et la serra contre elle avec force. Lui rendre son étreinte déversa les larmes qu’elle retenait.

— J’ai envie de vomir. Tu avais raison, je n’aurais pas dû porter une tenue si courte.

— Non. J’avais tort, lui affirma-t-elle sans la relâcher. C’est ce chien l’unique responsable de ses actes. Rien ne les justifie.

— J’ai l’impression de devenir parano à cause de ces connards. Ça a commencé avec J.-P. Je comprends pas pourquoi je me suis écrasée.

— T’es la femme la plus puissante que je connaisse. C’est à toi que je pense quand je veux être sûre de moi. Accepter d’être victime d’une agression ne te condamne pas à en rester une.

— Je ne pensais pas que ça pouvait m’arriver… Merci d’être là pour moi.

— Je te l’avais promis, lui murmura-t-elle, la voix soudain crispée.

Justine se tortilla, gesticulation universelle qu’exécutaient les détenteurs de vessie prête à exploser.

— Va aux toilettes. Tu tiendras pas jusque chez moi.

— Je te laisse pas seule.

— T’inquiète pas trop… Y-a moins de monde ici et plus de lumière. Et puis, je vais prendre nos manteaux pendant ce temps.

Laure patientait dans un coin du lobby qu’éclairait des néons bleus, couleur thématique de la boîte. Pas loin se bécotait un couple. Calculer la durée moyenne de leurs apnées lui occupait les idées, elle avait déjà réservé le taxi.

— Mais que v’là une jolie chose, l’interpella un homme qui se détacha d’un groupe de fêtards éméchés. T’es toute seule ?

Le halo bleuté brouillait un visage maigre, l’image de J.-P. s’imposa sur ses traits alors qu’il avançait, la main tendue pour l’agripper. L’appréhension lui assécha la bouche. Elle recula. Rencontrer un mur la figea tel un lapin pris dans les phares d’une voiture, deux manteaux comme unique rempart.

Laure n’était plus la proie consentante qui s’amusait à taquiner le prédateur, une fêlure la transformait en animal blessé dont la faiblesse attiraient tous les charognards. La nausée la reprit, sa poitrine l’oppressait. Elle ne pouvait plus supporter cette vulnérabilité.

— Ouah ! T’es gr…grande, commenta l’ivrogne. Mais t’es belle, hein. Belle, belle, belle !

— Laisse-moi tranquille.

— Eh ! J’te fais un compliment. Tu pourrais être plus gentille, argua-t-il, assez proche pour l’infecter de son haleine. J’veux ju…juste te parler.

— Non ! Fous le camp ! s’emporta-t-elle à bout de nerfs.

Laure préféra la fuite à l’affrontement et glissa sur le côté. Un bras lui barra la route. Elle vit alors rouge.

— Pas si vite, pou…pée.

— Dégage. Dernier avertissement.

— Allez… Un…un bisou pour passer, gloussa-t-il, sourd à sa mise en garde.

L’ivrogne tenta sa chance et lui attrapa l’épaule. La sanction tomba comme lui à genoux lorsqu’elle lui tordit le poignet. Anesthésié par l’alcool, il beugla avec un temps de retard. Ce qui amusa ses copains témoins de la scène. Bien que lui péter la gueule la tentait, Laure relâcha la pression qu’elle exerçait sur son articulation. Ce crétin avait reçu sa punition.

— Comment elle t’a cramé, bro, le chambra un pote.

— Tu te tapes la honte, renchérit un autre.

L’ivrogne mis à terre gémissait sa douleur. Laure se pensait débarrassée de lui et quitta le coin où il l’avait acculée. Or, elle lui tournait à peine le dos qu’elle percevait son intention.

— Sale pute !

Ses doigts frôlèrent le tissu de sa jupe sans s’y accrocher.

Laure balança la jambe gauche. Le mouvement circulaire concentrait sa puissance en un point, une technique tellement ancrée dans ses muscles qu’elle confinait désormais à l’instinct. Elle ne dosa en rien sa force de frappe. Son pied heurta un visage surpris qui se déforma sous l’impact. L’onde de choc arracha le type du sol où il s’écrasa, inerte. Cet ivrogne payait pour les autres. Elle en éprouvait un profond soulagement.

— Laure ! s’écria Justine qui accourait affolée. Je suis désolée de t’avoir abandonnée mais quel mawashi geri de feu !

— Une explication ? intervint enfin un sorteur.

— Il m’a pelotée sans mon consentement. Il m’a agressée et j’ai réagi.

— Cette hystérique a tué not’ copain, se lamenta l’un des fêtards tandis qu’un autre le secouait.

— Je ne le toucherais pas à ta place. Il a peut-être une commotion, le railla Justine, un peu trop heureuse d’assister au spectacle.

— Ta gueule, grosse truie, rétorqua celui qui essayait de réveiller l’inconscient.

En deux pas, le sorteur fondit sur lui et le saisit par le col.

— On se calme !

— Va t’faire enculer, bâtard. J’vais porter plainte contre cette salope !

Le fêtard se débattit dans la poigne du sorteur dont l’intention se portait déjà sur ses compagnons encore debout. Laure attendait, sereine ; la tension accumulée depuis des jours s’était envolée à l’instar du connard qui gisait non loin.

— Encore une bande d’emmerdeurs, sûre qu’ils vont déranger la clientèle et dégueuler partout. Fous les dehors, Jackie, l’incita l’hôtesse préposée aux vestiaires. Je viens d’appeler l’ambulance pour celui-là.

— C’était le plan. J’aime pas les minables qui s’en prennent aux femmes.

Un Uber les ramena aux frais de la boîte. La nuit à moitié consommée, elles cédèrent vite à l’appel du lit.

Laure somnolait. Elle flottait sur un nuage, fierté et soulagement se conjuguaient pour lui gonfler le moral. À ses côtés sous les couvertures, Justine ne tarissait pas d’éloges à son sujet, ravie de ressasser le déroulé de la bagarre puis de la soirée toute entière. Elle espérait d’ailleurs recevoir des nouvelles de Yasin, le type au t-shirt rouge, dès lundi. Laure le lui souhaita avant de sombrer dans le sommeil, le sourire aux lèvres.