Épisode 7 : L’adversaire intérieur
Couverture réalisée par Fifi Roukine, source photo : RODNAE Productions
J.-P. harcèle Laure qui ne sait pas comment réagir.
Laure descendit du bus, ravie de revenir s’entraîner après deux semaines d’arrêt. Si enchaîner les examens l’avait laissée sur les genoux, estimer leur réussite la gonflait d’énergie. Elle sautillait comme une gamine sur le chemin du complexe sportif quand un homme surgit devant elle. Le lampadaire qui diffusait une lumière orange déformait des traits émaciés, elle sursauta avant de reconnaître J.-P.
— Bonsoir ! Ça va ?
— Pourquoi t’as bloqué mon numéro ?
— Eh calmos ! J’ai juste coupé mon smartphone pendant mes exams. Je te l’ai dit en plus.
— Faudra bien te croire… Mais qui fait ça, franchement.
Son ton dédaigneux lui hérissa le poil. Elle regrettait ce moment de sympathie où elle le lui avait filé. Si ses premiers messages cochons l’avaient amusée et avaient rencontré sa clémence, il en avait vite abusé. En pleine période de stress, Laure avait préféré l’éviter dans l’espoir qu’il redescende sur terre par lui-même. Vu la grimace qu’il lui opposait, elle avait raté son coup.
— Bon, sinon… Tu viens chez moi après ?
— Non.
— Demain du coup.
— Non, merci. Je ne suis pas intéressée. Je t’ai dit que ce n’était qu’une fois.
Elle le dépassa et gagna la porte. Il la suivit.
Dès qu’ils empruntèrent l’escalier, J.-P. lui agrippa la manche. Bien qu’une pulsion lui hurla de lui déboîter le coude, elle se contrôla. Elle ne pouvait corriger quelqu’un d’aussi faible pour si peu.
— Ne me touche pas.
— Qu’est-ce que tu veux en échange cette fois ? Je suis prêt à faire des trucs kinky pour toi, ma belle.
— Je veux que tu me fiches la paix.
— Fais pas ta pimbêche, tout le monde sait que tu aimes ça.
— Mais va chier !
Elle se dégagea de sa prise, avala les dernières marches et s’engouffra dans le vestiaire.
Son cœur battait la mesure, un soupir angoissé lui échappa. La légèreté qu’elle éprouvait à son arrivée venait de s’évaporer.
— Laure ! s’exclama Justine dont le bond exprima la joie. Tu m’as manquée !
— Mais on s’est parlé presque tous les jours sur les réseaux.
— C’est pas pareil.
Sa condisciple l’enlaça, son corps voluptueux enveloppa le sien. Elle hésita un instant à l’étreindre en retour.
— Et là, je vois que tu es nerveuse.
— Je suis juste fatiguée. Le contrecoup des exams.
Parler de J.-P. à Justine ne s’envisageait pas, elle ne possédait aucune mesure sur la question.
Laure restait tendue. Elle se savait observée. Cette sensation la mettait pour la première fois vraiment mal à l’aise. La peur que ce type l’expose en public fricotait avec la honte que provoquait son apathie pour lui bouffer le moral. Elle enrageait de ne pas l’avoir cogné dans l’escalier ; à présent, le courage l’abandonnait peu à peu jusqu’à ne plus oser braver son regard.
Après leurs jeux dans le hammam, alors qu’ils s’habillaient, elle s’était pourtant montrée claire sur leur relation. Ils l’avaient accepté. Tan, lui, ne lui adressait plus la parole, pas même lui avait-il rendu son bonsoir. Une esquive qu’elle supportait bien mieux que le harcèlement de J.-P. dont elle n’avait pas lu le quart des messages. Leur contenu ne laissait guère de place au doute.
— Attention ! grogna Justine, rouge de douleur.
Perdre en concentration sur les tatamis ne lui ressemblait pas. Plus misérable encore, elle relâcha la clé de bras et s’excusa.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta son amie qui se frottait l’articulation. Je t’ai jamais vu aussi distraite…et pâle. Tu couverais pas une crève ?
Lui confier son problème l’effleura. Justine la soutiendrait et monterait au créneau, elle l’entendait déjà maudire les hommes en son nom. Cette défense engendrerait néanmoins certaines conséquences ; entre diatribes et racontars, l’origine de la dispute émergerait et révélerait à tous son appétit. Si elle l’assumait, l’étaler au grand jour ne la tentait pas du tout.
— Laure ?
— Je crois que j’ai surtout besoin de me défouler. J’ai accumulé trop de pression. Ça te dérange si je demande à changer de partenaire, j’ai pas envie de te blesser.
— Si tu veux.
Justine ne lâchait pas l’affaire, juste du lest. Son timbre sceptique en témoignait.
Son senseï la toisait. Ses yeux gris la transperçaient, non-plus de désir mais de sollicitude. Il essayait de comprendre cette soudaine inhibition qui la frappait et qu’elle ne saisissait pas elle-même. À recevoir son respect, elle en avait oublié que d’autres en étaient dépourvus.
— Sache que tu peux compter sur moi, quoi qu’il se passe, en toute circonstance, lui assura-t-il avant de hausser le ton. Greg, ne la ménage pas.
— Merci.
Si dénoncer l’attitude de J.-P. lui semblait exagéré ou en tout cas prématuré, avoir son appui la rassurait. Elle déplorait parfois de ne pas le connaître davantage. Qu’il choisisse Greg en guise de punchingball prouvait que lui la devinait plutôt bien.
Laure vola sur plusieurs mètres, projetée avec force. Son bras droit lui servit de balancier, elle présenta une épaule ronde au tatami et y roula avant de profiter de l’élan pour sauter sur ses pieds.
— Encore.
La tête à l’envers, elle ne songeait plus qu’à la technique. Affronter le sol lui offrait un semblant de contrôle, elle gérait cet élément. Un adversaire implacable et violent pour ceux qui s’opposaient à lui, complice et souple pour ceux qui l’apprivoisaient, mais toujours égal à lui-même quelle que soit sa nature.
— Laisse-moi respirer une seconde, la pria Greg qui ne lésinait pas sur l’effort.
— On change si tu préfères.
— D’accord.
Elle avait besoin de bouger. Des pensées parasites l’assaillaient dès qu’elle s’arrêtait, l’inaction lui donnait l’impression de se ratatiner. Réagir comme une petite chose fragile à cause d’un minable la consternait.
Sa rage porta le coup à sa place. Une décharge électrique lui traversa la jambe. La souffrance lui soutira un glapissement tandis qu’elle contrait la suite de la technique. Attentif à l’action, Greg stoppa son attaque et lui porta soutien dans le même mouvement.
— Merde ! jura-t-elle lorsqu’elle posa le pied à terre. C’est ma putain de cheville !
L’angoisse la submergea, une grave foulure avait déjà reporté l’obtention de sa ceinture noire. Des larmes se frayèrent un chemin, au désarroi s’ajoutait la douleur. Cette soirée allait de mal en pis.
— Ne la bouge pas. Appuie-toi sur moi.
Dans un geste empreint de douceur, un bras que bardaient les muscles s’enroula autour de sa taille. Un parfum musqué par l’exercice remplaça l’air dans ses poumons. Tel un lénifiant naturel, cette odeur masculine apaisa sa souffrance de plusieurs crans. Un mystère auquel elle s’accrocha.
L’endomorphine s’acoquina à la chaleur de son étreinte dans le seul but d’altérer ses perceptions. Laure se sentit flotter au lieu de claudiquer quand il l’emmena sur le côté.
Leur senseï, l’air anxieux, les rejoignit au bord des tatamis.
— Est-ce que ça va ?
— Je crois… J’espère qu’un peu de glace fera l’affaire.
— Non. Je vais te trouver une crème
— J’ai du gel anti-inflammatoire dans mon sac. Je vais m’occuper de sa blessure, s’imposa Greg.
— D’accord. Je reviendrai te voir à la fin du cours.
Assise sur la banquette où quelques semaines plus tôt, elle tentait d’expliquer à J.-P. et Tan qu’elle ne désirait rien de plus d’eux que le plaisir qu’ils venaient d’échanger, Laure retroussa son pantalon de coton blanc. Bien qu’ils se teintaient aujourd’hui de regret, les souvenirs lubriques nés des vapeurs du hammam se mêlaient à l’attirance que Laure éprouvait pour le colosse agenouillé à ses pieds. La bête qui logeait dans ses entrailles s’y trémoussait tel un insecte sur des charbons ardents. Plus elle le respirait, corsé par l’effort, plus l’ivresse la tétanisait.
Enivrée, elle sursauta lorsqu’il lui appliqua une bonne couche de baume sur la cheville.
— Je t’ai fait mal ?
— Non, c’est froid, se reprit-elle alors que de larges paumes enveloppaient son articulation.
— Préviens-moi si c’est le cas.
Prudent, aussi correct que consciencieux dans ses palpations, Greg l’imprégna d’onguent. Pourtant dépourvus de la moindre ambiguïté, ses soins devinrent néanmoins caresses dès qu’elle ferma les yeux. Elle l’imagina les poursuivre et s’offrir à cette découverte ; son souffle s’en accéléra, les fragrances qu’elle humait lui refilèrent le vertige. Entre ses cuisses ruissela l’envie tandis qu’un afflux sanguin en irriguait la source et lui empourprait les joues, son corps le réclamait avec une ardeur que ne contredisait que sa raison.
Laure craignait d’encore tout gâcher, de perdre son meilleur partenaire à cause de sa légèreté. Céder à ses pulsions ne lui réussissait pas ; Tan ne lui parlait plus et J.-P. se comportait en connard. Si son physique l’affamait, elle ne savait rien de lui à part qu’il était en couple. Un rappel qui lui noua le ventre.
— Laure ?
— Greg… marmonna-t-elle au moment où ses mains quittèrent sa cheville pour lui attraper les épaules.
— Ça va ? J’ai cru que tu tombais dans les pommes.
Elle ouvrit les yeux et croisa les siens. Hormis durant l’entraînement, ils n’étaient jamais aussi proches. Des plus délurées aux plus timorées, ses pensées s’entrechoquèrent comme leurs corps dans ses fantasmes. La gêne l’emporta pourtant et la vira au rouge.
— Non, tout va bien… Merci, bredouilla-t-elle, perturbée par la masse musculeuse qui ne lui exprimait pas que de l’inquiétude à cet instant.
— Si ce n’est pas ta première blessure, tu devrais peut-être l’immobiliser durant quelques jours.
— J’ai une atèle à la maison.
— Tant mieux. Ça me ferait chier de ne plus pouvoir t’affronter sur le tatami.
Sur cet aveu qui faisait écho à ses propres craintes, il la relâcha et se releva. La chaleur de son contact lui manqua aussitôt, la boule qui lui tordait le bide s’en boursoufla de frustration.
— Moi-aussi… Faut que je décroche ma ceinture.
— Ce ne sera qu’une formalité si tu prends soin de ta cheville. Je ne te tiens tête que grâce à mon poids, la complimenta-t-il sur le ton de la conversation. En combat réel, je ne suis pas sûr de faire long feu.
— Sans doute, sauf qu’un seul de tes coups suffirait à m’assommer si tu ne te retenais pas.
— Je sais me contrôler sur le tatami et jamais je ne frapperais une femme en dehors.
— C’est toi qui me parles de combat réel », gloussa-t-elle, témoin du froncement de ses sourcils.
Greg se pencha, la moue sérieuse qui se ficha sur son visage accentua la sauvagerie qu’évoquaient ses traits. Il transpirait la brutalité, elle ne pouvait s’empêcher de le convoiter.
— Je voulais juste te dire que si un homme se conduit mal avec toi, n’hésite pas à le bousiller. Que ce soit moi ou un autre, ne te laisse pas faire.
Un peu honteuse d’avoir subi l’insistance de J.-P., elle opinait du chef quand la porte du vestiaire s’ouvrit pour déverser un flot de mâles en sueur.
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